Préface de retrouvailles
- Adnan Hassanpour
- Aug 25
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Updated: Aug 27
Préface de livre : Les éclats de liberté - Frida Narin
Nous avons tous expérimenté de manière différente, même les choses les plus évidentes. Lorsque, après environ vingt ans, « Narin » et moi nous sommes retrouvés et avons parlé de ce long passé, et lorsque j'ai lu et vu ses œuvres d'art, un concept a émergé dans mon esprit : « l'abandon ».
J'ai trouvé Narin « abandonnée », mais dans deux dimensions opposées ! Dans son propre pays, elle avait été « abandonnée », et contrainte d'abandonner sa vie et son existence, qui avait été projetée en exil. Mais elle ne s'était pas arrêtée dans cet « exil » et cette « errance ». Elle avait recommencé à zéro, un parcours qui l'avait de nouveau menée vers « la libération ».
Mais comment ces deux formes d'abandon, qui sont opposées, se rencontrent-elles ? Pour comprendre cette étrange contradiction qui se produit au niveau individuel, il faut comprendre l'histoire d'un peuple abandonné mais en quête de libération :
1916 : la Première Guerre mondiale est en cours, les représentants de la France et du Royaume-Uni conviennent, lors de négociations secrètes, de prendre sous leur mandat les régions sous le contrôle de l'Empire ottoman après sa défaite. Ensuite, ils lèvent leurs verres de vin pour célébrer leur victoire dans la guerre et la mise en œuvre de leur accord. La guerre se termine et tout se déroule comme prévu ; de nouveaux pays naissent, et nous, les Kurdes, qui avions déjà été divisés entre deux États rétrogrades, l'Iran et l'Empire ottoman, sommes cette fois divisés entre quatre pays.
Nous avons été séparés, des hommes et des femmes sont devenues sujets de l'Iran, tandis que leurs frères et sœurs sont devenus sujets de la Turquie ou de l'Irak et de Syrie, une situation aussi absurde que tragique ! Nous avons été « abandonnés » dans l'histoire et la géographie, sans pays ni territoire. Une situation très tragique et historique remplie de sacrifices, mais portant en elle-même la promesse de la libération, cette fois sous une autre forme. Nous devions lutter pour nous libérer de cet abandon, nous devions reprendre possession de notre existence pour être libres. Une tâche qui semblait extrêmement colossale et difficile, malgré la malédiction de la géopolitique et de l’intérêt national centré sur le pouvoir. Nous luttions et échouions, nous nous relevions et recommencions, chaque fois avec l'expérience des échecs précédents, cherchant d'autres voies. Celui qui est menacé d’élimination complète a plus besoin de réfléchir que de vivre dans le confort et la sécurité, et nous étions condamnés à penser et à nous battre sans relâche.
Aujourd'hui, nous, qui avons été divisés entre quatre pays colonisateurs, sommes la nation et la société la plus dynamique du Moyen-Orient : en Irak, où nous avons été victimes de génocide et des centaines de milliers d'entre nous ont été enterrés vivants, nous avons fondé un Kurdistan qui est aujourd’hui la partie la plus sûre et la plus prospère de ce pays ; en Turquie, où la fondation de l'État-nation s'est fondée sur la négation de notre existence, nous avons créé le mouvement le plus progressiste et mené la plus grande lutte; en Syrie, au cœur des guerres interminables, après avoir détruit la force la plus noire de l'histoire, Daech, nous avons fait un pas de plus et établi un nouvel ordre qui pourrait être l'avenir de l'humanité, une structure qui est liée au nom de Kobané et de Rojava ; et nous, qui étions relégués à la marge de l'histoire fictive et grandiloquente de l'Iran, avons allumé les flammes d'une révolte avec le slogan « Femme, Vie, Liberté », une révolte dont les répercussions pourraient diviser l'histoire en deux, tout comme la Révolution française. Et tout cela est le fruit de notre lutte pour la liberté.
Narin et moi nous sommes connus à travers cette histoire tragique et épique. Nous venions dans la même ville, Mariwan, dans Rojhelat, au Kurdistan, une partie de notre pays colonisée par l'Iran. Mais nous nous sommes retrouvés au cœur de la lutte contre cet « abandon » apparemment inévitable, non seulement parce que nous étions compatriotes, mais aussi, parce que beaucoup de nos amis, notre famille, nos proches et les gens de notre terre, étions nés avec la notion de subordination coloniale et avons grandi dans une lutte incessante contre l'oppression. Nous avons voulu changer notre destin imposé et accomplir l'impossible.
Dans ce processus, nous avons vécu des expériences étranges : moi, qui, comme Narin et avec elle, et beaucoup d'autres, me suis battu pour la liberté, j'ai été emprisonné en 2007, condamné à mort, et dans un processus épuisant, j'ai échappé à l'exécution, mais j'ai passé 10 ans de ma vie dans les prisons de la République islamique d'Iran. Après ma libération, je n'ai pu vivre dans ma propre ville que pendant trois ans, avant d'être à nouveau menacé d'arrestation et contraint de fuir au Bashur, une autre partie de notre terre, cette fois rattachée à l'Irak. Aujourd'hui, cela fait deux ans que je me suis réfugié en France. Narin et moi nous nous sommes retrouvés après environ vingt ans, en exil forcé dans la belle capitale d'un pays qui a lui-même été l'un des acteurs de notre destin historique.
Lors de notre première rencontre, nous avons brièvement évoqué ces vingt années ; elle aussi avait été poursuivie et menacée d'emprisonnement, forcée de fuir et de vivre en exil, mais elle n'a jamais cédé. Elle m'a lu ses poèmes, j'ai vu ses tableaux, et un tas d'autres activités variées qui m'ont impressionné. Narin était en quête de ses idéaux, quête qui ne l'a jamais quittée. Et ces idéaux ont trouvé un lien indissociable avec la libération. Dans cet exil qui est conséquence de l'abandon par l'histoire, elle a lutté pour libérer l'histoire, elle s'est opposée à la culture religieuse misogyne, a brisé de nombreux tabous et a offert à ses propres croyances et à son public kurde, français et mondial un riche héritage littéraire et artistique.
La persévérance et la constance dans la lutte, à un niveau si élevé et noble, et la création de telles œuvres précieuses, dans des conditions difficiles d'exil et en tant que mère, ne peuvent venir que d'une personne libre, et Narin incarne concrètement la liberté, tout en étant profondément attachée à un lieu-concept[1], à la fois réel et symbolique. Elle a le cœur ancré dans le Kurdistan émancipé de l'histoire et veut libérer son histoire, elle est devenue une avec sa terre et a lié sa liberté individuelle directement à la liberté de sa terre et de son peuple.
Pour moi, revoir Narin après vingt ans n'était pas seulement une rencontre avec une vieille amie éloignée, c'était plus que cela, c'était une réorganisation de l'espoir de liberté et de libération.
Adnan Hassanpour
Aout 2024, Paris

[1] - Le lieu qu’est la terre est également au-delà d’elle.

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